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SIPM-CNT

Interview d’Awad Duaibes

Délégation SIPM été 2003

jeudi 30 septembre 2004

Entretien avec un journaliste de la radio palestinienne, à Ramallah, en juillet 2003. Travailler pendant l’occupation.

Bonjour Awad. Pour quel média travailles-tu ?

Je travaille à la radio télévision palestinienne, qui fonctionne dans le cadre d’une commission indépendante du ministère de l’information, la PBC. Il s’agit de la voix officielle de la Palestine. De fait, la radio est issue de la Voix de la Palestine, créée en 1929 par les Britanniques, puis intégrée après 1948 dans la radio jordanienne, ensuite utilisée par les Israéliens pendant l’occupation, enfin reprise en main par l’Autorité palestinienne suite aux accords d’Oslo.

L’entrée de la radio palestinienne de Ramallah

En fait, une radio palestinienne a continué d’émettre depuis divers pays durant toutes les périodes d’occupation : Liban, Jordanie, Chypre, Tunisie, Algérie, Irak. Mais ce n’est qu’en 1994 qu’elle a pu s’installer de nouveau en Palestine, et, en 1995, les émissions ont repris de Ramallah, sur toute la Palestine. C’était la première fois que nous, Palestiniens, avions notre propre voix officielle sur notre propre sol.
Il y a par ailleurs environ 45 radios et télévisions privés en Cisjordanie et 3 quotidiens : un à Jérusalem, un à Ramallah, plus un journal publié par l’Autorité palestinienne.

Awad Duaibes, journaliste

Depuis le déclenchement de la deuxième Intifada, avez-vous rencontré des problèmes en tant que radio officielle palestinienne ?

Rappelons d’abord notre mission : nous sommes la voix de la Palestine et de l’Autorité palestinienne, certes, mais aussi celle du peuple palestinien dans son ensemble. Nous devions ainsi refléter d’une part la voix politique de l’Autorité palestinienne, mais également par ailleurs les mouvements populaires, c’est-à-dire faire notre travail de journalistes : dire ce qui se passe. Les Israéliens ont commencé, surtout à partir de l’ère Netanyahou, de nous accuser de ce qu’ils ont appelé l’« incitation ». Sa définition ? Si nous disons ce qui arrive sur le terrain, cela représente pour les Israéliens une « incitation ». Le résultat : trois bombardements de la radio en octobre 2000 et en décembre 2001, qui ont quasiment détruit la tour, l’émetteur et les équipements. Le 19 janvier 2002, l’immeuble a été envahi : tout a été dynamité et détruit. A deux reprises, également, des missiles ont été envoyés.
Après le dynamitage de janvier 2002, il ne restait plus rien. Comment réagir ? Nous avions le choix entre le désespoir, aller nous faire exploser à Tel Aviv, et tout recommencer à zéro. Nous avons donc repris la diffusion depuis une radio privée de Ramallah, qui nous a beaucoup aidé. Aujourd’hui, on ne peut plus diffuser sur toute la Palestine, mais nous existons toujours. Nous n’émettons qu’à Ramallah, mais nous avons des bureaux dans d’autres villes : Naplouse, Hebron, etc.

Nous avons pu voir les immenses bâtiments détruits de la Mokhata, le siège administratif de l’Autorité palestinienne. Penses-tu que les Israéliens détruisent au coup par coup, ou que cela répond à un plan d’ensemble ?

Bien sûr, il y a un plan d’ensemble. Cela a commencé lorsque Netanyahou était au pouvoir et a été amplifié par Sharon. Il s’agit de détruire l’ensemble des infrastructures palestiniennes. J’ai du mal à comprendre pourquoi lorsqu’un attentat est commis par le Hamas, qui ne fait pas partie de l’Autorité palestinienne, il est nécessaire de détruire la radio palestinienne. Ainsi, les Israéliens exigent de l’Autorité palestinienne qu’elle combatte le Hamas et le Djihad islamique, mais quand le Djihad organise un attentat suicide, la réponse est de détruire un poste de police palestinien ! Mon analyse, c’est qu’il s’agit d’un processus de destruction systématique de l’OLP ; que détruire l’Autorité palestinienne, c’est donner la chance au Hamas d’arriver au pouvoir pour pouvoir ensuite détruire le Hamas et le peuple palestinien. C’est, je pense, l’option stratégique d’Ariel Sharon : maintenant, il n’y a plus de services de sécurité, il n’y a plus un seul poste de police debout... Il n’y a pas que la radio qui a été bombardée : est-ce que détruire les ministères et l’administration aide à lutter contre le terrorisme ? Il y a une blague qui circule dans la rue palestinienne : « Quand Sharon et l’armée palestinienne sont venus réoccuper les villes palestiniennes, ils ont lancé une opération sous le prétexte de détruire les infrastructures du terrorisme. Ils n’ont pas trouvé le terrorisme, alors ils ont détruit les infrastructures. » Ce sont les Palestiniens qui les avaient construites, avec l’argent de la communauté internationale, avec l’aide des européens qui les avaient aidés pour construire la paix. La radio, par exemple, avait été financée par la communauté européenne et en particulier par la France, avec le soutien de RFI.

Le studio de direct

Les radios et télévisions privées ont-elles aussi été touchées par la répression ?

Oui, mais pas détruites systématiquement comme celle de l’Etat. Lors des invasions des villes palestiniennes, elles ont été « visitées », du matériel est détruit, confisqué ; à Ramallah, à partir du mois d’avril 2002, l’armée a visité systématiquement tous les locaux des 7 chaînes de TV privées, certaines ont pu reprendre après une interruption de plus de sept mois, d’autres ont dû renoncer.

Vous avez des liens avec les médias internationaux ?

Oui,. Nous faisons partis du groupe des TV et radio arabes, avec lesquels nous échangeons des programmes, et nous avons des relations très étroites avec certains médias occidentaux. RFI nous a soutenu, en nous donnant de l’équipement, en nous donnant des formations, ainsi que des médias danois, etc. En revanche, il n’y a aucun lien avec les médias israéliens. Il y a des liens entre journalistes, mais les autres tentatives ont toutes échouées.

Quelles sont vos conditions de travail en tant que journalistes palestiniens en Palestine ?

Je suis traité par les Israéliens en tant que Palestinien et non en tant que journaliste. C’est-à-dire toujours soupçonné d’être un terroriste. Donc je ne peux pas travailler comme journaliste, je ne suis pas reconnu par l’armée israélienne comme tel, je ne peux pas circuler dans les territoires occupés. Comme nous n’avons pas de carte de presse et pas le droit de circuler, je ne peux pas couvrir une manifestation à Naplouse, je ne peux pas aller à une conférence de presse à Jérusalem [10 km, ndlr]. A Ramallah même, on a vécu des mois consécutifs de couvre-feu. S’ils nous prenaient à circuler dans notre propre ville, ils nous immobilisaient des heures dans la rue avant de nous laisser partir. Le plus tragique, c’est que les journalistes palestiniens ont perdu onze de leurs camarades abattus par les Israéliens. Des dizaines de journalistes ont été blessés pendant qu’ils exerçaient leur métier. La radio télévision palestinienne, à elle seule, s’est fait tué trois journalistes depuis le début de l’Intifada. Deux journalistes étrangers ont également été tués, un Italien et un Anglais. L’objectif est d’empêcher les journalistes de dire ce qu’il se passe réellement. Les Journalistes israéliens sont amenés avec l’armée israélienne, ils sont emmenés là où ils doivent être emmenés, ils publient ce qu’ils doivent montrer. Si un journaliste étranger essaye de montrer la réalité, il est combattu. Les journalistes étrangers doivent signer un document spécifiant que le bureau de la presse israélien a le droit de censurer leur travail, qu’ils doivent lui présenter tout ce qu’ils produisent, et la carte de presse peut leur être retirée à tout moment sous prétexte de sécurité. Ca veut dire qu’ils restent sous contrôle, il y a une pression pour qu’ils ne puissent pas montrer ce qu’ils veulent.

Lorsqu’il se passe quelque chose quelque part, l’armée décrète une zone militaire fermée à laquelle aucun journaliste n’a accès. Comme à Jénine, à Naplouse, à Ramallah pendant l’invasion, comme partout.

Est-il arrivé que des journalistes soient pris pour cibles en tant que journalistes ?

Ecoutez, les journalistes qui se sont fait tués, je peux l’attester au moins pour quatre cas, portaient leurs appareils photos, des gilets pare-balles, des vestes avec marqué TV, presse... Et puis, lorsqu’il y a des tirs, les journalistes essaient de se cacher, ce sont des êtres humains, ils craignent les balles, ils ne sont pas aux côtés des combattants. Il faut donc bien les viser eux en particulier. D’autres sont morts alors qu’ils étaient avec des enfants qui jetaient des pierres, dans des situations où il n’était pas justifiable d’utiliser des armes à feu. Une pierre, ça ne tue pas. Et pourtant ils sont morts par balles, et c’étaient des balles israéliennes. Il y a donc indubitablement des cas où ils étaient visés. Certains journalistes ont reçu des balles dans l’objectif de leur appareil photo ou de leur caméra alors qu’ils l’utilisaient. J’ai un copain qui portait une veste TV, il a été tué par un tireur d’élite avec une balle dans la tête. Un tireur d’élite capable de viser la tête, il peut reconnaître une veste avec « TV » en gros.

Une affiche à la mémoire des journalistes palestiniens tués
Les journalistes palestiniens travaillant pour des médias palestiniens ne sont reconnus ni par Israël ni par Reporter sans frontières. Ainsi, ils n’existent pas plus morts que vivants.

Quels sont vos moyens de protection ?

Les journalistes palestiniens qui travaillent pour des médias palestiniens n’ont pas de gilet pare-balles. La seule solution, c’est d’essayer de rester caché. Etre journaliste palestinien, ce n’est pas une protection, bien au contraire ! Il est récemment arrivé une mésaventure à une collègue récemment : elle a fait l’erreur, à un barrage, de dire qu’elle était journalistes : ils l’ont immobilisés pendant trois heures sous le soleil. Pour les Israéliens, nous sommes palestiniens avant tout. Nous, nous voudrions faire notre travail de journaliste. Le problème, c’est que faire notre travail de journaliste, c’est dire ce qui se passe, et dire ce qui se passe est considéré par les Israéliens comme de l’« incitation ». Ce qu’ils nous reprochent ? Par exemple, à la radio, on n’utilise jamais le terme « armée israélienne de défense ». Nous considérons en effet que le terme « défense » suppose une armée qui sert à protéger. Or elle est dans nos rues et dans nos villes. C’est donc une armée d’occupation, et nous l’appelons « armée israélienne d’occupation ». Cela, c’est une « incitation ». De même, nous ne disons jamais : la « cour israélienne de justice ». Car ils nous tuent, ils détruisent nos maisons. On ne peut pas dire « de justice » : il n’y a pas de justice. On dit la « Cour suprême israélienne ». Un Palestinien qui s’est fait tué par les Israéliens, pour l’honorer et honorer sa famille, on l’appelle « martyr ». Mais il ne faut pas dire « martyr ». Parce qu’un lanceur de pierre qui s’est fait tuer par les Israéliens, c’est un « terroriste ». Je suis journaliste, vous êtes journalistes, nous savons que l’information est importante, mais que le plus important, c’est la manière dont est présentée l’information. Et les Israéliens veulent toujours la contrôler.

Vous pensez qu’au niveau international vous parvenez à présenter votre point de vue ?

Les journalistes palestiniens n’ont pas beaucoup d’influence dans les médias israéliens. En revanche, il y a beaucoup de journalistes Palestiniens qui travaillent pour des médias internationaux. Par ailleurs, il y a beaucoup de médias internationaux qui envoient des correspondants permanents ici. Pour nous, l’idée est simple : il faut que les journalistes viennent sur le terrain. S’ils viennent et disent simplement ce qu’il se passe, notre message est passé. Nous sommes un peuple qui vit sous l’occupation, une occupation sauvage et meurtrière. Les Israéliens essayent de nous présenter comme des séparatistes ou des rebelles qui menacent leur territoire. Nous sommes un peuple occupé. C’est comme l’occupation nazie de l’Europe. C’est comme l’occupation française de l’Algérie. C’est comme l’occupation américaine de l’Irak. C’est comme tous les cas d’occupation de l’histoire. La différence, c’est que chez nous, c’est notre présent, et que ça dure depuis le siècle dernier.

Vous estimez possible, en tant que journaliste et palestinien, de ne pas lier le militantisme et le travail ?

Oui. Dire les faits suffit : uniquement ce qui se passe ici. C’est déjà donner le message palestinien. C’est pourquoi l’armée israélienne combat les journalistes.

Est-ce qu’il existe des syndicats dans votre profession ?

Oui, bien sûr. Il y a le syndicat de la presse. C’est un syndicat interprofessionnel. Il existe également des organisations professionnelles, mais ce ne sont pas des syndicats. Il y a également deux ONG issus de la société civile palestinienne qui travaillent avec des journalistes, ainsi qu’une commission qui représente des journalistes palestiniens de nationalité israélienne.

Un technicien de la radio

L’occupation n’entraîne-t-elle pas les syndicats à privilégier une logique politique, nationaliste ?

C’est tout à fait normal. L’occupation est un fait omniprésent. Il nous est arrivé de travailler en cachette, d’émettre sous les bombardements, pendant le couvre-feu, de nous enfuir parce qu’on apprenait que des patrouille se dirigeaient vers la radio. Le défi, pour les Palestiniens c’est de continuer à vivre malgré l’occupation, et nous avons réussi ce défi. Alors, être un syndicat et être engagé dans la lutte du peuple palestinien pour son indépendance, ce n’est pas du tout contradictoire. Dans la situation actuelle, le travail du syndicat c’est de protéger les journalistes des balles israéliennes. Comment voulez-vous qu’un syndicat ne lutte pas contre cela, contre le bombardement de nos studios ?

Mais n’y a-t-il pas un effacement de la logique syndicale qui est de lutter contre l’exploitation patronale au profit de la seule lutte nationale ? Un journaliste israélien nous a fait cette critique du syndicalisme israélien, qui s’est constitué comme nationaliste, qui a milité contre les travailleurs arabes. Peut-on faire cette critique au syndicalisme palestinien ?

Beaucoup moins, tout simplement parce que l’Etat d’Israël existe avec ses institutions. Nous, nous n’avons rien. Juste avant l’Intifada, il y avait pas mal de procès et d’actions contre les employeurs palestiniens, l’outil syndical fonctionnait donc bien. Il faut reconnaître qu’ici, professionnellement et institutionnellement, les syndicats ne sont pas très forts. Mais ça existe. Si ça s’est affaibli pendant l’Intifada, ce n’est pas parce que la combativité des syndicats a faibli, mais parce que les employeurs et les employés ont mis de côté leurs conflits pour s’engager dans la lutte contre l’occupant. Les balles israéliennes ne les différencient pas. Dès que la paix reviendra, les syndicats retrouveront leur rôle. Il faut rappeler que la société civile palestinienne est parmi les plus actives dans le région du Moyen-Orient, beaucoup plus que dans les pays arabes environnants.

Quelle est ton histoire personnelle comme journaliste ?

J’ai commencé après la première Intifada, après l’arrivée de l’Autorité palestinienne, en 1997. A l’époque, c’était beaucoup plus simple. Ce métier m’attirait. J’ai commencé à la radio palestinienne, avec des émissions en français. J’ai aussi commencé une émission en arabe, mais c’était une émission culturelle, pas du tout une émission politique ! J’aime bien les activités culturelle. Je discutais pendant une heure et demie sur un film, une pièce de théâtre, la cuisine, c’était en direct. Cela se passait dans un petit café à Ramallah, aménagé en salon culturel, avec un technicien du son et un autre présentateur. On invitait un artiste, un chanteur, un écrivain, pendant une heure et demie ou deux heures. On transmettait ça par ligne téléphonique, ça allait, le son était correct. On faisait participer les gens qui étaient venus là pour boire un verre. J’aimais beaucoup cette émission. J’aimerais bien refaire ça, revivre naturellement, normalement.

Les journalistes palestiniens ne sont jamais contents quand on annonce la nouvelle d’une catastrophe, des palestiniens tués. A la radio palestinienne, dans la salle de rédaction, il y avait ce qu’on appelait le « téléphone noir », c’était la ligne directe des correspondants. On laissait toujours sonner 10-15 minute, on s’engueulait toujours entre nous. On ne voulait pas décrocher, parce qu’on savait qu’on allait nous annoncer la mort de quelqu’un. Ce n’est pas ça la vie de journalistes dont on veut. On veut transmettre aussi des bonnes nouvelles.