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Wilfrid, SIPM

Les médias et la guerre en Irak

Paru dans Les Temps maudits n° 17

mercredi 12 novembre 2003

Derrière l’apparente objectivité et les "leçons du passé", qu’en est-il de l’attitude des médias français pendant la dernière guerre du Golfe ? Article paru dans Les Temps maudits.

France3 Edition spéciale Irak entre 16h30 et 17h

Sommaire:

Leçons du passé pour guerres d'avenir: de mea culpa en mea culpa, rien ne change.
L'ennemi comme on le construit: la représentation médiatique du dictateur, de son armée, du peuple révolté
Les raisons de la guerre: utilisation de supposés liens avec al-Quaïda et détention d'armes de destruction massive
Les coups de sang de la presse: de la propagande au cynisme: convention de Genève, soulèvement de Bassorah, médiatisation du "petit Ali"
Mais alors, on nous ment? Si ce n'est l'information, que servent les médias.

Histoires courtes:

La chute de la statue
Quelques mots et expression de novlangue
Ils l'ont dit
Tintin au Congo

Leçons du passé pour guerres d'avenir.

 

Souvenez-vous, 1991, la première guerre du golfe (1). Eclairs blancs pour frappes chirurgicales. La presse occidentale, M. Propre de la boucherie du désert, vendait à l'étal, sur fond de carrelage nickel, les images aseptisées des services de propagande américains. Guerre éclair et guerre propre.

 

En France, quelque temps plus tard, mea culpa collectif. Lendemain de cuite, les excès de la veille laissaient la presse face à une cruelle réalité : motion de défiance populaire, " les médias mentent " creusait son trou, l'admiration d'hier pour le journaliste laissait place au mépris. Ce fut alors le grand exorcisme. On a déconné, non sans blague, surtout le voisin mais moi aussi un peu, mais alors c'est juré on le fera plus :

ON A TIRE LES LECONS DU PASSE ! ! !

1994, Rwanda : la presse française dissimule le génocide qui se déroule au Rwanda, maintient longtemps le flou, voire ment sur la réalité du conflit. Mention spéciale au " quotidien de référence " (2).

1999, Kosovo : la presse française, main sur la couture du pantalon, justifie massivement l'intervention au Kosovo, quitte à émouvoir le bon peuple par des " charniers ", " déportations " et autres " génocides " fictifs (3).

2003, guerre du Golfe 2, le retour : une formidable occasion de tirer les leçons du passé. En plus, la France est opposée au conflit, coup de bol ! Et de fait, on a pu voir les dommages causés par les USA en Irak, on a pu voir les souffrances irakiennes, on a pu entendre des doutes et des critiques sur l'action américaine ? Alors, où est le problème ?

Au tout début du conflit, un reportage sur TV5, repris, je crois, de France 2, a éveillé mon attention. A la fin de celui-ci, le présentateur vantait avec insistance l'emploi du conditionnel concernant les informations non vérifiées, sur le thème récurrent : " Les médias ont gagné en maturité depuis la première guerre du Golfe. " Le reportage en question était basé sur des assertions US. En tant que spectateur, j'avais enregistré comme " vrai " l'information perçue : d'une part, l'emploi systématique du conditionnel tend à en limiter l'impact, d'autre part l'absence de version différente la confirme, en quelque sorte. Ce mécanisme s'est retrouvé systématiquement mis en oeuvre par la suite. Pour les médias, l'intérêt est évident : après coup, il est très simple de se justifier. En réalité, les sources et les discours, avec ou sans conditionnel, sont toujours les mêmes (4).

Camouflés derrière une apparence de pluralisme contrastant avec la première guerre du Golfe (5), les médias ont, dans l'ensemble, reconstruit la manipulation et le discours unique plus subtilement, par diverses techniques employées délibérément ou par facilité. Le discours implicite a glissé de " Cette guerre est injustifiable comme les souffrances engendrées ", à " Cette guerre était objectivement inévitable, mais la guerre c'est horrible, il faut aider les victimes. " La fin de la guerre et la médiatisation du petit Ali, qui a perdu ses bras et sa famille dans les bombardements, en est exemplaire. Nous sommes passés d'une condamnation de la guerre à un traitement caritatif symbolique de ses effets, puisque l'enjeu était désormais de secourir cet enfant en particulier, sans que le sort des milliers d'autres dans son cas, des centaines de milliers d'autres depuis 1991, soit rappelé autrement que, parfois, incidemment. La médiatisation de l'engagement de Tony Blair à porter secours à cet enfant en a souligné le paradoxe ultime, non dénué de cynisme : celui qui était parti casser de l'indigène se voit finalement investi d'une mission humanitaire. Qu'il s'agisse d'un socialiste n'est pas un hasard, on y retrouve cette bonne conscience de gauche hypocrite qui accompagne la mise en place de politiques de droite. La position américaine s'avère plus franche et virile, d'un manichéisme allègre : " Nous gentils, eux méchants ", le reste n'est que littérature.


L'ennemi comme on le construit

L'ennemi, c'est avant tout la représentation qui en est construite. Et les médias français ont contribué à la construction d'un ennemi clairement identifiable. On l'appelle " Saddam ". Qui a appelé Bush, " George ", ou Chirac, " Jacques " ? On a abondamment relevé les indices de la nature incontestablement dictatoriale de son régime, parallèlement on en a le plus souvent omis les réalisations exceptionnelles, tant dans le domaine des infrastructures, que dans l'accès aux soins, à l'éducation, l'émancipation des femmes. Une situation à comparer à celle des alliés régionaux des USA : Egypte, Arabie Saoudite, Koweit...

Saddam, le vilain dictateur

En 1991, Saddam était représenté par la presse en Hitler du Golfe, petite moustache et yeux méchants. Si les photos retouchées ont cette fois disparu, " leçons du passé " obligent, la tentation s'est maintenue.

Pensons à un élément caractéristique du mythe, son fameux bunker, référence explicite, puis implicite, à celui du superméchant à moustache. Et il a fait long feu. Sur de longs mois, la légende du bunker a pris corps, s'est étoffée, des plans en ont été publiés, l'architecte interviewé, les télévisions l'ont modélisé en 3D. On en ignorait l'emplacement, mais on le cherchait, les tirs de missile américains sur les quartiers populaires, les infrastructures, probablement le visaient, pour atteindre la bête dans son antre. Saddam-Hitler, Saddam fou paranoïaque et mégalomane, mais aussi vermine se terrant lorsque les Américains arpentent les cieux, le débusquant pour sauver l'humanité.

Dommage. La fin de la guerre approchant, le bunker se révèle être une vaste fumisterie. Un architecte qui voulait se faire de la pub, une histoire qui servait la propagande anglo-américaine. Les médias qui-ont-tiré-les-leçons relaient discrètement l'info sur le mode " Ah, on s'est bien fait eu ! ".

L'armée de Saddam

L'armée américaine, vous situez ? Et l'armée irakienne (enfin, avant...) ? Il s'agissait en fait de l'armée " de Saddam ". Elle n'est pas vraiment une armée, composée d'une successions de gardes plus ou moins rapprochées. Plus elles sont proches, plus elles sont dévouées et efficaces (6). Les médias, afin de délégitimer cette armée, ont également beaucoup glosé sur les " fedayins " venus de l'étranger, sur les milices du parti Baas. Ils ont également beaucoup parlé de ceux qui promettaient de se faire sauter sur les Américains. L'armée irakienne était ainsi réduite à un espèce d'amalgame de super-service d'ordre au service de Saddam et de fanatiques islamistes, en lieu et place de l'armée " légitime " d'un Etat envahi.

En 1991, les médias n'hésitaient pas à mettre en doute la victoire alliée. Le formidable mensonge a été rendu évident par le résultat du match : quelques dizaines d'accidentés pour l'Occident chrétien ; en face, plusieurs centaines de milliers de morts, les infrastructures du pays détruites. En 2003, ils ont plutôt commencé sur le mode misérabiliste. Seul danger, pour le journaliste embarqué : les manoeuvres des chars américains. Cependant, dès le premier Scud (qui fut aussi le dernier), tombé en plein désert, les premiers émois furent perceptibles : des envoyés spéciaux tremblants, arborant casque et gilet pare-balles, commentèrent l'événement à quelques centaines de kilomètres du pétard mouillé (7) . Pendant ce temps-là, des hordes de bombardiers et de missiles anglo-américains déferlaient tranquillement.

La résistance désespérée des premières villes a marqué franchement le début des hostilités médiatiques. Les pathétiques forces irakiennes reprenaient subitement des couleurs, les fameuses colonnes de char de 1991 se remettaient en mouvement (avec aussi peu d'efficacité qu'alors). A l'inverse, les Américains avaient dramatiquement sous-estimé l'ennemi ; avec trop peu de forces sur le terrain (!), ils allaient s'enliser en Irak. Hier encore invincible armada, l'armée américaine frôlait la débandade. Les couvertures des magazines ont fleuri de visages hagards, de GI's défaits, avec des prisonniers, avec des morts, des vrais, pas des bavures.

Le résultat ? L'armée US était moins méprisable, avec un ennemi à sa taille. Il était plus facile de faire sur elle de beaux reportages, une belle armée politiquement correcte avec des noirs et des femmes. Avec des généraux fiers, le port hautain et la larme à l'oeil : " On les libérera, nos p'tits gars ", et des fiancés, et des familles, ... c'est horrible, la guerre !

Le peuple révolté

Pour qu'il faille aller le libérer, il faut bien que le peuple irakien le souhaite. Il faut donc qu'il soit lui-même en rébellion, in fine l'intervention ne sera plus qu'un coup de pouce gracieux donné par la démocratie US à des pauvres gens. La réalité est contrariante, la résistance irakienne s'avère acharnée dans des villes où seule l'armée régulière était déployée, censée être incapable de résister. Autre contrariété, une fois la résistance écrasée, la population, pourtant majoritairement chiite, censée proclamer sa joie devant les " libérateurs ", multiplie les témoignages d'hostilité.

Très rapidement, les médias sauront donner du sens à ce comportement troublant : cette hostilité encombrante était le fait des partisans du régime, qui faisaient du cinéma devant les caméras, la vraie population (?) étant reléguée derrière. Par ailleurs, ces salauds en profitaient pour rafler toute l'" aide humanitaire ". Vous vous exclamerez : comment les représentants minoritaires d'un régime honni pourraient agir ainsi en présence des Américains, alors qu'ils n'ont plus aucun moyen d'imposer leur domination ? ? ? Libération, qui ne sert pas qu'à emballer le posson, donne l'explication : les Irakiens ont été si bien conditionnés qu'ils continuent de soutenir le régime de Saddam Hussein même après sa chute (8)  ! Très fort !


Les raisons de la guerre

Les liens supposés de Saddam Hussein avec Al-Qaida et la question des armes de destruction massive furent les deux justification de la guerre. Les médias français semblèrent les manier avec précaution, voire circonspection. Et pourtant...

Saddam Ben Laden

Le nationalisme arabe qui fonde la régime baas s'oppose intégralement à l'islamisme radical a-national professé par Al-Qaida. Le régime baas est laïque, il n'a commencé à manier la religion qu'à l'occasion de la guerre du Golfe I, par opportunisme politique. Le groupe islamiste radical, Ansar-Al-Islam, était implanté en-dehors de la zone de contrôle irakienne depuis 1991, dans le Kurdistan irakien, et était composé de Kurdes... Ces informations ont bien peu circulé et auraient pourtant révélé le caractère fantaisistes des accusations américaines. Au contraire, on a parlé de " groupes islamistes qui auraient des liens avec Al-Qaida (9) " : qui " auraient des liens " selon qui ? Pourquoi le journaliste ne précise pas " selon les services de propagandes américains " ?

L'évocation du terrorisme a commencé par les islamistes radicaux menaçant d'aller se faire sauter sur les Américains et aux " menaces d'attentats terroristes " lancées par Saddam. Que le terrorisme soit insinué (attentats-suicides) ou franchement exprimé, il est surprenant que ce terme définisse l'action d'une population envahie contre l'envahisseur (cibles militaires), et ceci après 12 ans de bombardements, de blocus, des centaines de milliers de morts, des infrastructures détruites, etc. Comment le régime de Vichy, comment l'occupant allemand désignaient les résistants pendant l'Occupation ? Comme Le Monde, - quotidien de référence - dénomme les résistants irakiens : " Irak, 100 jours après la guerre, le défi terroriste ", titre le quotidien en une de son édition Internet du 8 août (10).

Ainsi, tout en semblant remettre en cause les liens entre Al-Qaida et l'Irak, les médias n'ont cessé de relayer insidieusement le mensonge, l'amalgame aberrant entre Arabe, islam et terroriste. Juste avant la guerre, une majorité des Américains était convaincue que les attentats du 11 septembre étaient imputables à Saddam Hussein. L'ignorance du monde arabe sert toutes les haines, et toutes les guerres, et les médias censés informés nous gavent de leur bouillie infecte, préparent nos rations de combat.

Destructions massives

Le second alibi de la guerre : les fameuses armes de destruction massive. Sur ce point, également, les médias sont apparus circonspects, mettant en doute les allégations américaines (excepté France Soir, dans son style inimitable (11)). Pourtant, le 26 mars, ils ont tous fait leurs choux gras sur la découverte, par l'armée américaine, de quelques combinaisons de protection NBC (nucléaire, bactériologique, chimique). L'Irak a comme ennemis mortels deux puissances nucléaires : les USA, qui un an plus tôt envisageaient l'emploi d'armes nucléaires contre les " Etats voyous ", et Israël, ayant développé clandestinement et illégalement un potentiel nucléaire. Que l'Irak cherche à s'en protéger n'est guère surprenant. Mais jamais l'information ne fut présentée sous cet angle. Au contraire, la découverte de ces tenues était clairement présentée comme une possible avancée vers la découverte d'armes de destructions massives.


Les coups de sang de la presse

Les subits engouements de la presse sont rarement gage d'information judicieuse. La presse spectacle a besoin de coups médiatiques, paradoxalement cela contribue à homogénéiser la soupe. En effet, quand un gros coup sort quelque part, la priorité absolue est de récupérer un bout de la charogne. Tant pis pour la vérification de l'information. Tant pis pour les grands principes. Il sera toujours temps de les ressortir plus tard.

La Convention de Genève

Avec une belle unanimité, nos fiers médias furent pris d'un haut le coeur éthique lors de l'exhibition de prisonniers américains sur une chaîne irakienne. Convention de Genève, atteinte à la dignité de l'être humain, tragiques et fiers, ils pérorèrent. Les Irakiens obligent leurs prisonniers à passer à la télé. Terrifiant d'inhumanité. Les téléspectateurs qui avaient un peu de mémoire, juste un peu plus que celle du pigeon (5 secondes), pouvaient se souvenir que les mêmes montraient jusque là les images anglo-saxonnes de prisonniers irakiens couchés la tête dans la poussière, mains sanglées dans le dos. Le scandale semblait alors moins évident, puisque ni Convention de Genève ni traitement inhumains ne servaient de commentaires.

Lorsque, quelques semaines plus tard, les Américains sortiront leur fameux jeu de carte avec les effigies des Irakiens recherchés, nul média ne s'indignera. On évoquera la vieille tradition de l'Ouest, " Mort ou vif, une spécialité héritée du Far West (12)", et, jusque dans Le Monde, on surnommera les Irakiens de la carte les représentant (l'" as de pique ", pour saddam Hussein, etc.)

D'ailleurs, à propos de " droit international ", quel média profita de l'occasion pour évoquer Guantanamo, le camp que la grande démocratie américaine a mis en place en violations des lois internationales, où des milliers de prisonniers de guerre sont concentrés, sans statut reconnu, torturés, condamnés et exécuter sans droit à la défense ? Les médias du pouvoir ont les combats éthiques que leur servilité leur autorise.

Le soulèvement de Bassorah

Dans le monde entier, la propagande anglo-saxonne provoque des unes concernant le soulèvement de la population de Bassorah contre le régime baasiste. Le soulèvement du peuple irakien contre le dictateur, un événement attendu et espéré par tous, en particulier dans le Sud chiite. Nos médias, qui ont " tiré les leçons du passé ", ont-ils pensé à vérifier l'information émanant des services de propagande anglo-américains ? Mince, pour une fois, ils ont oublié !

Intéressons-nous en particulier à un petit article en forme de mea culpa de Libération, en page 4, le lendemain. " Nombre de quotidiens ont consacré hier leur une à ces " rebelles dressés contre Saddam " comme les appelle The Times. Tous, dont Libération, ont donné de la place à cette information, qui prit d'autant plus de relief que beaucoup l'attendaient. [...] Reprise en boucle par les radios et les télévisions occidentales (écoutées aussi en Irak), l'annonce de l'insurrection des habitants de Bassorah pouvait justement être l'étincelle du soulèvement. " L'" information " émanait d'officiers du renseignement britanniques, elle a transité par le quartier général des forces du royaume-Uni à Doha (Qatar) avant d'être propulsée par des journalistes " embarqués " par les troupes britanniques. Alors ? Libération démontre que la presse est capable d'un mea culpa, qu'elle a changé, qu'elle reconnaît ses erreurs ? En premier lieu, ce que le quotidien montre, c'est que la presse est toujours prête à dire n'importe quoi sans aucune vérification, sans aucun recul critique, lorsqu'il s'agit de ne pas rater un scoop, l'objectif principal étant de faire la même une que le voisin. Facile, après coup, de révéler dans un petit article d'1/5 de page, en page 4, que la une de la veille c'était n'importe quoi : combien de gens auront-ils lu cette une, combien auront lu la page 4 le lendemain ? En second lieu, Libération oublie l'essentiel, l'incroyable manipulation de la presse par les forces anglo-américaines, dont l'objectif était de déclencher un vrai soulèvement en Irak en faisant croire à un soulèvement à Bassorah. Voilà la vraie information, qui avait sa place en une du jour : l'utilisation des médias occidentaux comme arme de guerre par la coalition, l'attitude pour le moins complaisante de ceux-ci. Les médias occidentaux font-ils partie de la coalition ? Sont-ils les alliés objectifs des anglo-saxons ? Libération se contentera d'une " autocritique " anesthésiante, un leurre supplémentaire, avec une conclusion lénifiante.

Le petit Ali

29 mars 2003, sur le site de L'Express (13), légende d'une photo montrant des enfants irakiens faire des signes de main : " Partout, les enfants irakiens saluent les troupes britanniques. " Partout, excepté sous les décombres des maisons, dans les cimetières et les hôpitaux. Avec une indécence et un cynisme rares, la presse s'est emparée du cas d'un de ces enfants qui n'ont pas fait des signes de main aux américains. Mais ce n'est pas très grave, parce que " Ali Ismaël Abbas, le petit Irakien de 12 ans amputé des deux bras et seul survivant du bombardement de sa maison qui tua 20 personnes, va mieux. " (Libé du 18 avril). Le Monde du 19 avril l'affirme également : " Ali va déjà mieux ; il a même commencé à sourire en voyant son oncle. " Et puis tout va décidément mieux, puisque " Tony Blair s'est engagé, devant la chambre des communes, à " faire tout notre possible pour l'aider [...] ". Tony Blair... C'est pas le type qui a balancé la bombe sur Ali ?


Mais alors, on nous ment ?

La question est angoissante. La presse, les médias unanimes seraient-ils aux ordres du capitalisme mondial, d'intérêts économiques capables de transcender les différends nationaux ? Chirac, pilier inébranlable et fier de la paix dans le monde, a-t-il été trahi par des médias vendus à des intérêts plus soucieux d'enjeux géostratégiques globaux inféodés à la politique extérieure américaine ? TF1, filiale de Bouygues, entreprise de travaux publics, préfère-t-elle servir la liberté de l'information et des peuples ou les intérêt du BTP français dans la reconstruction de l'Irak ? Sommes-nous complètement paranoïaques ?

Ou bien, davantage que vendus, nos médias ne seraient-ils pas plutôt à vendre, intégrés dans la spirale infernale des coûts minimisés. Habitués, tous, à cracher de la dépêche AFP, mangeant, tous, à l'auge commune, avec de moins en moins de capacité à rechercher eux-mêmes l'information, ils sont d'autant plus vulnérables face à un service de propagande bien rodé, capable de fournir du contenu en quantité, manipulant judicieusement des journalistes apparemment indépendants (dont les fameux " embarqués " sont une caricature). Le marché qui leur impose ce fonctionnement ne leur laisse finalement que le choix d'utiliser ou non le conditionnel pour recracher la même information issue de la même source. Une critique plus fine est impossible, puisqu'elle les obligeraient à dire : " On fait de la merde, mais on peut rien faire d'autre ! " Difficile !

Indubitablement, il y aussi les journalistes propagandistes, les amoureux du modèle américain, celui des élites du métier, éditorialistes prestigieux, millionnaires fastueux, patrons de boîtes de productions pompant les finances publiques pour promouvoir le cauchemar libéral. Ils ne sont qu'une minorité, icônes du Parti de la presse et de l'argent (14), mais leur pouvoir est immense. Zélateurs serviles d'un modèle économique qui leur permet d'engraisser sans limite, ils ont appris à maîtriser les sophismes les plus hardis pour conspuer les " privilégiés " luttant pour survivre ; aussi, ils savent évacuer d'un souffle méprisant des millions d'enfants agonisants (15).

Finalement, ce qui n'aura jamais fait la une, c'est ce qui est au coeur de cette deuxième guerre du Golfe. Huit lignes étroites en page 7 du Libération du 18 avril, sur six pleines pages consacrées à l'Irak. " L'administration américaine a annoncé hier avoir attribué un contrat pouvant atteindre 680 millions de dollars au groupe américain de BTP Bechtel pour aider à reconstruire l'Irak. " " Aider ", " reconstruire ", altruiste, Bechtel ? Ces contrats fabuleux, dans le BTP , l'industrie de l'armement, l'industrie pétrolière, n'ont-ils pas déclenché la guerre, les destructions, les massacres ?

Dans Le Monde du 20-21 avril, le journal, sur un quart de page, s'attache caricaturalement à justifier le marché de 680 millions de dollars attribué à Bechtel sans appel d'offres. Le " journaliste ", au lieu de soulever la proximité de cette entreprise avec le pouvoir politique (son président est conseiller de la Maison-Blanche), au lieu, en somme, de parler de corruption, de collusions d'intérêts politiques et économiques (16), écrit : " Si Bechtel avait pâti [...] d'être trop bien connectée, ç'aurait été le monde à l'envers. " Et puis, c'est de notoriété publique : " Dans la démocratie américaine, les passerelles entre les entreprises et le pouvoir politique sont nombreuses et aucunement secrètes. " Alors ? Dormez, bonnes gens : " Comme souvent aux Etats-Unis, la découverte ou le soupçon de passe-droits mettent en mouvement des contre-pouvoirs qui, pour agir parfois avec retard, ne manquent pas d'efficacité. "


Histoires courtes

La chute de la statue

France3 Edition spéciale Irak, le 9 avril 2003, entre 16h30 et 17h.
Transcription approximative des commentaires journalistiques. Sans commentaires.

[Une centaine de personnes sur une immense place, au milieu de laquelle trône une statue de Sadam Hussein. Une grue militaire l'accoste. Des soldats américains s'affairent.]

" - Les Irakiens déboulonnent la statue. Ah, on voit une grue qui aide la population. Les Irakiens vont être frustrés de ne pouvoir le faire eux-mêmes...

- Non, non, ce sont eux qui déboulonnent !

- Il y a la foule autour, elle n'est pas très très nombreuse. "

[Des soldats américains enveloppent la tête de la statue d'un drapeau américain.]

" - Ah on voit des Irakiens... Ah non, des soldats américains semble-t-il, qui montent sur la statue. Un drapeau... un drapeau américain enveloppe la tête de Sadam Hussein.

- Oui, et le char qui tire la statue est un cher américain. Il faut quand même souligner qu'il n'y a pas grand-monde à part les soldats américains.

- Non, mais la population est très contente, c'est grâce aux américains que Sadam Hussein est tombé, si d'autres pays avaient été écoutés, il serait encore là avec ses enfants pour longtemps. "

[Quelques vagues mouvements de mains.]

" - Des applaudissement de la part des... des centaines d'Irakiens qui sont là. "

[Les groupes épars regardent impassibles les Américains déboulonner la statue de Saddam Hussein.]

" - Il y a une foule qui attend, qui attend sa libération symbolique, mais qui reste très, très digne. "

" - La statue est en train de tomber Caroline ! Vous pouvez nous décrire cet événement hist... peut-être historique !

- Oui, les Américains vont avoir encore du travail, il y a beaucoup de statues de Saddam Hussein, ici, à Bagdad. "

[Un groupe d'Irakiens brandit un drapeau irakien.]

" - On voit ces images de liesse, qui symbolisent la liesse. Des scènes dignes, ce ne sont pas des explosions de joie. [...] Pour 35 ans de dictature, il y a quelque chose, disons de timide dans la chute, je ne sais pas si les Américains ont bien organisé cela. "

 

Quelques mots et expressions de novlangue

Finie la " guerre propre ", terminée les " frappes chirurgicales ". Puisqu'on vous dit qu'on les a tirées, les leçons du passé !

" Libérer " = envahir. Employé éventuellement avec des guillemets (car les médias sont impartiaux, objectifs et neutres).

" Aide humanitaire " = minimum vital distribué à la population par les troupes conquérantes responsables de leur dénuement.

" Armes de destruction massive " = quelque chose que l'on cherche beaucoup, de l'existence desquelles il existe des " preuves " (parfois qualifiées de " preuves insuffisantes " !), mais que l'on ne trouve jamais. Permettent cependant d'envahir un pays.

" Morts " : morts militaires américains, nombre exact, sexe, couleur des yeux et marque des sous-vêtements ; morts civils irakiens, nombre approximatif ; morts militaires irakiens, " beaucoup ", " considérable ", " il y aurait des milliers de morts ".

" Tirs amis " : c'est des potes, mais je suis mort quand même.

" Terroristes " = résistants irakiens à l'occupation américaine (voir Le Monde). Mais cette acception n'est pas nouvelle : occupation de la France en 40-44, de la Palestine depuis 48, etc.

 

Ils l'ont dit

- AFP, le 22/03 à 14h56 : " Les forces de la coalition prennent Nassiriyah, Bassorah serait tombée. "
AP, le 22/03 à 15h06 " La bataille de Bassorah a commencé. "
RFI, le 31/03 à 13h25 " Le début de la vraie bataille pour la prise de Bassorah. "

- Entendu sur RFI : " Les marines ont répliqué à des tirs irakiens ".

- Libération, 27 mars : " L'Apache, ultrasophistiqué, peut être abattu par un fantassin. " Il n'est pas précisé combien de " fantassins " (en l'occurrence un paysan) ces " machines vulnérables et fragiles " ont abattus avant que l'une d'entre elles soit touchée.

- Libération, le 27 mars : " De violents combats se seraient déroulés à Najaf [...] où un millier de soldats irakiens auraient été tués ". 1000 VS 0, ce serait pas plutôt un massacre ?

- Le Monde, 20 et 21 avril : " [...] le journaliste analyse également l'engrenage meurtrier qui a conduit le lieutenant-colonel Bryan McCoy et ses hommes, pris au piège de leur propre tactique, à tuer des civils [...] " abusant d'une force inadaptée " et tuant sans sommation. " C'est pas eux, c'est la tactique ! Elle les a pris au piège, la garce !

- Libération, le 27 mars, p. 14 
Papier principal " Maintenir une distance critique ", le travail des journalistes embarqués occidentaux est défendu dans une interview complaisante, " si les choses ne vont pas dans le bon sens, nous serons aussi là pour le raconter. "
Papier sur la colonne de droite : " la chaîne d'information qatarie s'est visiblement mise au service d'un monde arabe viscéralement hostile à l'invasion et solidaire de la population irakienne ", en effet la chaîne montre les victimes irakiennes. Quel parti pris !

 

Tintin au Congo

Durant plusieurs jours (17), Lorenzo Bianchi, envoyé spécial de France-Soir, a vécu l'enfer de la dictature irakienne et de la guerre. De palace en palace, du Sheraton au Palestine Hôtel, il a dû subir le mauvais anglais de l'Irakien de base et le vol de son pot de Nutella. Malgré toutes les horreurs de la guerre, malgré les avances salaces du garçon d'étage, Lorenzo résiste : " J'écoute la BBC comme radio Londres pendant la seconde guerre mondiale. " Au bout de cette souffrance indicible, en ces temps troublés, la lumière, enfin : " A 9 heures du matin, ils nous rendent nos passeports et nos affaires personnelles. Nous sommes libres ! Le régime est à bout ! " Grâce àson témoignage poignant, c'est un document historique qui nous est livré sur les moeurs irakiennes. Lorenzo, l'humanité te dit : " Merci ! "

- L'Irakien est sous-développé : il reste " ébahi par nos superbes 4x4 sur les routes misérables de bassora ", tout en bredouillant " un anglais à peine compréhensible " ; et passablement médiocre : " de petites personnes qui s'ennuient ".

- L'Irakien est bête, très bête : " Le garçon qui m'accompagne fixe [mon casque] avec horreur et m'explique : " Ameriki ". Objet intouchable car produit par l'ennemi. "

- L'Irakien est " tout sauf martial ", mais il crie fort : " Trois camions, chargés de jeunes qui hurlent ", " Fares, notre guide-interprète-policier [...] hurle ", " une vingtaine de militants excités se mettent à crier leurs slogans pro Saddam ".

- Attention toutefois, s'il est plus bête que méchant, l'Irakien peut être dangereux : " Quelques personnes hostiles se sont rassemblées pour hurler et se mettent à donner des coups de poing sur le dernier véhicule ". En effet, l'Irakien a un mode de vie primitif : " des tribus qui lèvent leurs mitraillettes ".

- D'ailleurs, l'Irakien a un coté cruel : " un idéologue corpulent surnommé " le supérieur ". Son regard cruel contraste avec la bonhomie de son physique. "

- L'Irakien est vénal, " La foule des curieux enfin arrive, semblant redécouvrir l'orgueil national et peut-être la fascination de la récompense promise par Saddam Hussein pour la capture de soldats étrangers ", il pousse l'amour de l'argent jusqu'à faire payer l'hôtel à Lorenzo : " On nous escorte jusqu'au Sheraton où, en tant qu'étrangers, sous [sic] sommes étroitement surveillés mais pas dispensés de payer. "

- Surveillez votre Nutella, l'Irakien est chapardeur : " Pendant la perquisition nos provisions de Nutella et les raisins secs ont disparu " ; pas fou, il s'intéresse aussi aux véhicules flambant neufs : " Nous tressaillons en découvrant que nos jeeps se sont volatilisées. "

- L'Irakien est également pédé comme un phoque (" [...] tout en lançant des regards allusifs [...], il tient à communiquer, au cas où quelqu'un serait complètement idiot, son numéro de chambre ").

Il est aussi paresseux, mais Lorenzo n'avait plus de place pour l'écrire. En somme, avec ces gens, il s'agit d'être ferme : " Luciano Gulli [...] et moi-même sommes complètement dans le noir depuis plusieurs jours. Nous nous mettons en colère et menaçons de ne pas payer la note. Quelquefois, les manières un peu brusques fonctionnent assez bien. " Bref, l'Irakien n'a pas que des qualités, mais il fera un très bon colonisé. Enfin, tout est bien qui finit bien, la démocratie américaine a libéré Lorenzo et va pouvoir poursuivre son oeuvre civilisatrice ! Merci, George W ! (18)


Notes

1- Quelques articles intéressants sur http://monde-diplomatique.fr, malheureusement pas ceux de l'époque.

2- Le monde, un contre-pouvoir ? Désinformation et manipulation sur le génocide rwandais, Jean-Paul Gouteux, L'esprit frappeur, 1999.

3- L'Opinion, ça se travaille, Les médias, l'Otan et la guerre du Kosovo, Serge Halimi et Dominique Vidal, Agone éditeur, 2000.

4- Voir les unes sur la prétendue révolte de Bassorah, et sa perception malgré l'emploi du conditionnel.

5- Cela aura permis la publication de certains papiers ou sujets de qualité.

6- Au bout du compte, ce sont les plus éloignées, censées se rendre sans coup férir, qui auront mené la résistance la plus farouche.

7- Tous les journalistes ne se camouflaient pas derrière les chars américains. En Irak, certains, arabes et occidentaux, en sont morts, sous les tirs des mêmes Américains.

8- Libération, 27 mars 2003.

9- Pêché sur RFI.

10- Dans un article daté des 20 et 21 avril, Le Monde titrait : " Le doute persiste en Europe sur les liens entre Bagdad et Al-Qaida ". Avec cet intertitre savoureux : " Preuves insuffisantes ". Or la preuve, elle existe ou elle n'existe pas. S'il y a une preuve, c'est fait, c'est prouvé. Si ça ne prouve pas, ce n'est pas une preuve ! " Le doute persiste " doit donc être compris comme : " Les Américains persistent à affirmer, sans preuve ". Neutralité de l'information ou manipulation idéologique ?

11- France Soir, 15 avril 2003, p. 3 : " S'ils rentrent bredouilles, oseront-ils divulguer de fausses preuves pour ne pas perdre la face devant le conseil de sécurité de l'ONU ? Encore faudrait-il que ce soit le genre des Américains de procéder à des montages grossiers. "

12- France Soir, 14 avril 2003.

13- http://www.lexpress-net.com/archives/2903/La_une/actub_0107.html#1

14- Voir Pour lire pas lu, canard satyrique sur les médias, BP 2326, F-13213 Marseille Cedex 02, http://www.plpl.org.

15- Il y a tous ceux qui apparaissent moins. Ceux qui font un vrai métier, informer. Qui parviennent parfois, malgré tout, à faire entendre leur voix. Qui meurent sous les balles. Hommage à Mazen Dana, journaliste palestinien de Reuters. Il avait survécu à de nombreuses balles israéliennes. Finalement, ce sont les soldats américains qui l'ont abattu, à Bagdad, le 17 août 2003.

16- On démolit, ça finance l'industrie de l'armement, on reconstruit, ça finance le BTP ! Pour payer tout ça ? Le pétrole irakien ! Elle est pas belle, la vie ?

17- Parution dans France Soir du 14 au 16 avril 2003.

18- Ne manquez pas les prochaines aventures de Lorenzo : Terreur au Hilton de Ramallah.
Si vous avez manqué le début : Lorenzo va enquêter sur le peuple terroriste palestinien, qui par pur antisémitisme lutte contre les pauvres colons qui ne demandent qu'à vivre heureux sur leurs terres (celles que les méchants palestiniens, arabes et islamistes, ont volé à leurs ancêtres il y a deux mille ans). Mais Lorenzo se heurte à la féroce répression du cruel Yasser Arafat. Reclus dans sa chambre du Hilton, il doit faire face à une panne de la climatisation, aux défilés de femmes hystériques brandissant des portraits d'hommes patibulaires en hurlant, tandis qu'il soupçonne le réceptionniste de lui avoir compté un café expresso au lieu d'un café à la turque, qui coûte un sheckel de moins...